Le « Principe de Peter » n’est pas un concept neuf… popularisé en 1969 par Laurence J. Peter, il décrit un mal structurel des organisations, dont la plupart ont toujours du mal à se défaire. Selon ce principe, au sein des entreprises, les individus sont promus jusqu’à atteindre leur niveau d’incompétence.[1]
À cette problématique s’ajoute aujourd’hui l’essor de l’intelligence artificielle (IA). D’un côté, l’IA offre un accès illimité à la connaissance, automatise et accroît la performance… Bref, elle est une solution à tout ou presque… et même en partie à l’incompétence, en challengeant et redynamisant aussi les hiérarchies.
Mais de l’autre, elle est très clairement une forme de nivellement par le bas des compétences humaines, car elle peut être considérée (cf. théorie des flux) comme un transfert des savoirs et aptitudes vers des datacenters & algorithmes. Avec le risque avéré d’une dégradation et aggravation du « Principe de Peter », du fait d’une dépendance accrue des organisations aux nouvelles technologies (avec tous les risques sous-jacents).
Nous sommes en plein dans les deux facettes de l’IA, appliquées à la sociologie des organisations… un paradoxe en soi ! Entre menace de déperdition d’intelligence et potentiel salvateur, comment les entreprises peuvent-elles tirer leur épingle du jeu ?
LE « PRINCIPE DE PETER »
OU LA FAILLE STRUCTURELLE PERSISTANTE DES ORGANISATIONS
Le principe est simple mais implacable… Imaginez un collègue de travail (ou une collègue !), jusque-là, rien de compliqué. Ce même collègue est impliqué, engagé auprès de sa ligne managériale, il obtient de bons, voire de très bons résultats (ou au contraire pas du tout). Reconnu dans tous les cas par sa hiérarchie, il est finalement promu !
Et ce cycle de mesure de la performance et/ou de la reconnaissance peut être reproduit, encore et encore… Sauf que voilà, à un moment donné, tôt ou tard dans le cycle, ce même collègue occupera une fonction qu’il ne maîtrisera pas, pour ne pas dire "vraiment pas"… et cela finira par se voir franchement.
Ce collègue pourra bien entendu se former et "grandir" pour palier à ses lacunes… mais la réalité occulte parfois (et même souvent) le monde merveilleux du développement personnel et professionnel.
Autrement dit, il aura beau se former, tout dépendra en réalité du poste, des attendus et de sa courbe d’apprentissage. En effet, rien ne garantit que cette dernière soit ascendante ! À un poste donné, elle peut même être tout à fait descendante… et l’accélération technologique n’aide pas.
Un brillant ingénieur peut devenir un manager médiocre, incapable de guider son équipe. Un énarque n’est pas forcément entrepreneur, pas plus qu’un X-Mines n’est visionnaire… Inutile de rappeler la boutade de la vente de sable en plein désert.
Pour rendre à César ce qui lui appartient, reprenons donc les mots de Laurence J. Peter, qui nous dit que « dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s'élever à son niveau d'incompétence », avec pour corollaire qu’« avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d'en assumer la responsabilité ».
Et les chiffres, comme les faits, sont souvent têtus… Une étude de la Harvard Business Review révèle que 60 % des nouveaux managers échouent dans les 18 premiers mois, souvent faute de compétences adaptées.[2]
Inutile de préciser que ce phénomène engendre frustration, inefficacité et un "nivellement par le bas" des plus hautes sphères des organisations. Avec un effet pervers certain : le pantouflage de ces managers ou dirigeants "incompétents", pris dans une forme de déni ou tout simplement le confort de leur nouvelle fonction, freine l’épanouissement des talents… et le "manque de place en haut" abaisse drastiquement les "plafonds de verre" pour ces derniers.
Résultat ? Les "bons" sont souvent les premiers à partir, quant aux "mauvais", vous connaissez l’adage… Alors pourquoi ne pas s’en séparer ? Il y a pléthore d’explications : droit du travail, politique interne, copinage, manque de courage managérial, peur du changement, complaisance… à vous de choisir !
Autant dire que dans un monde où la performance est reine, et où l’accélération technologique ne fait qu’accroître ce phénomène, ce blocage interne n’en sera que plus dramatique pour la compétitivité des organisations.
L’IA COMME NOUVELLE MENACE :
UN RISQUE AVÉRÉ DE NIVELLEMENT PAR LE BAS ET DE DÉPENDANCE
Il fut un temps, que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître… les derniers en date étaient peut-être les personnes issues des générations X et Y… où pour étudier, il fallait se rendre à la bibliothèque pour emprunter des livres ou à la librairie pour les acheter. Et il fallait lire ! Faire des fiches, apprendre, restituer, analyser, critiquer… s’appliquer aussi sur l’écriture et l’orthographe.
Ce temps est semble-t-il révolu, en tout cas, si l’on en croit les statistiques de l’INSEE[3] et celles du ministère de l’Éducation nationale.[4]
D’autres compétences ont bien entendu pris le pas sur le calcul, la lecture, l’écriture, l’esprit de synthèse ou l’analytique… bien souvent en lien avec l’utilisation et la maîtrise des nouvelles technologies (social media, logiciels graphiques et de montage, prompts d’IA générative…).
Et précisément avec l’IA, c’est bel et bien la question d’un nivellement par le bas qui se pose… et le risque pointé plus haut avec le « Principe de Peter » n’en est qu’amplifié. Les outils comme les assistants virtuels (vocaux ou écrits), les logiciels d’automatisation, absorbent désormais le gros des compétences autrefois dites humaines : analyse de données, rédaction de rapports, gestion de projets.
Les "nouveaux" étudiants ne s’en privent pas… pas plus que les collaborateurs au sein des organisations. Faire ce constat, c’est donc accepter une perte de nos traditions de transmission du savoir (oralisée, écrite ou par la lecture critique). C’est remettre ce savoir entre les mains de ceux qui stockent la donnée et qui la font parler via des algorithmes.
Pour reprendre des termes plus "bourdieusiens", ce qui se joue, c’est bel et bien la transmission des capitaux culturels de l’Homme à la Machine. Ni plus ni moins. Avec le risque d’une déperdition de toute lecture critique par rapport aux biais des algorithmes, voire d’une entrée franche dans une ère de post-vérité (qui a déjà commencé). Et donc d’une réalité prémâchée, déversée en quelques secondes ou presque, à des individus passifs, qui acceptent de perdre le contrôle même de ce savoir et sur ce savoir.
Une enquête de Gartner montre que 47 % des professionnels délèguent d’ores et déjà à l’IA des tâches qu’ils maîtrisaient seuls il y a cinq ans.[5] Prenons l’exemple d’un analyste financier : en confiant ses calculs à un algorithme, son expertise s’atrophie de fait. Et les effets de répétition dans le temps ne font qu’accentuer le phénomène.
Ce transfert de savoir vers les machines nivelle par le bas les aptitudes individuelles, rendant les employés moins autonomes et plus dépendants. Conjugué au « Principe de Peter », le cocktail devient vite explosif. Le nivellement par le bas, des sphères managériales et de directions, pointé du doigt par Laurence J. Peter peut s’accélérer et s’étendre à toutes les strates de l’organisation. Pire, le phénomène de mesure de la performance peut être rapidement biaisé et ainsi propulser aux sphères managériales des « collaborateurs imposteurs ».
Un manager promu sur ses succès passés, mais vidé de ses compétences par l’IA, peut ainsi masquer son incompétence en s’appuyant sur des outils intelligents. Mais jusqu’à quand ? Et avec quels risques pour l’organisation ?
Ce double phénomène - incompétence managériale et transfert de savoir - expose les organisations à deux périls majeurs.
D’abord, une dépendance systémique : si l’IA centralise les connaissances, une défaillance (cyberattaque, mise à jour ratée, etc.) paralyse les opérations. Imaginez une équipe de logistique incapable de fonctionner sans son logiciel de planification.
Ensuite, une déperdition d’intelligence collective : les talents stagnent sous des managers médiocres, la créativité s’étiole et l’innovation s’en trouve freinée. Le MIT souligne que les entreprises trop "IA-centriques" perdent jusqu’à 20 % de leur capacité d’adaptation.[6] Le nivellement par le bas devient alors un écueil global.
Une étude de Deloitte alerte sur le sujet : 35 % des entreprises craignent une perte de savoir-faire due à cette dépendance.[7] Et le danger pour les entreprises est bien réel, voire inévitable, si l’on pousse la logique au « jusqu’au-boutisme » : vous obtenez une organisation atrophiée, où l’intelligence humaine s’efface, laissant des équipes vulnérables face à une panne technologique ou à des algorithmes obsolètes. Et c’est là tout l’enjeu de la gestion de la dépendance !
L’IA COMME SOLUTION :
PRÉVENIR L’INCOMPÉTENCE & REPENSER LES ORGANISATIONS
Évidemment, il ne faut pas verser dans une lecture à sens unique de l’IA. Tout n’est pas à jeter, tout n’est pas à garder, il faut vraisemblablement opter pour une troisième voie : celle de la raison et des performances mesurables.
En ce sens, et face au double phénomène (Principe de Peter x Transfert de savoir), l’IA (bien utilisée) peut aussi être salvatrice ou tout du moins apporter des réponses concrètes...
Tout d’abord, grâce à l’analyse de données qui offre des moyens de diagnostiquer et d’anticiper le « Principe de Peter ». Par exemple, des algorithmes d’apprentissage automatique peuvent évaluer les compétences réelles des employés sur leurs postes actuels (performances techniques, aptitudes interpersonnelles, résilience) pour à la fois définir de manière plus précise les référentiels de compétences / poste et aussi prédire leur succès dans un nouveau rôle, en cas de mobilité ou promotion.
D’ailleurs, une étude de McKinsey montre que les entreprises utilisant l’IA pour la gestion des talents améliorent leur productivité de 15 %, en identifiant mieux les candidats à la promotion.[8] Fini donc les choix aveugles basés sur le seul passé, les relations internes ou passe-droits : l’IA apporte une objectivité précieuse et de meilleures chances de résultats !
De plus, l’IA apporte une autre touche de personnalisation bienvenue par rapport aux besoins réels de l’entreprise : la formation. Un manager potentiel, identifié comme faible en leadership, peut suivre un parcours sur mesure avant sa promotion (via des plateformes boostées par l’IA comme Coursera, LinkedIn Learning, Skillsday ou notre solution Skillsfabric). Ainsi, l’IA transforme un processus mécanique en une montée en compétences réfléchie et adaptée aux besoins de l’entreprise et du collaborateur. C’est encore une façon de briser le cycle de l’incompétence.
L’IA invite aussi à réinventer les hiérarchies. Le « Principe de Peter » prospère dans des structures rigides, où la promotion est l’unique récompense. Or, ce n’est faire injure à personne que d’affirmer que tous les talents ne sont pas faits pour être managers. Des entreprises comme Google expérimentent des parcours alternatifs : un expert technique peut progresser sans diriger d’équipe, son impact étant mesuré par l’IA via des indicateurs précis (projets livrés, innovations).[9]
Et de nombreux parcours d’experts et/ou reconversions professionnelles internes (partielles ou totales) sont également possibles : programmes de mentoring et tutorat, coachs, formateurs, etc. Les possibilités ne manquent pas… et sont souvent très bien accueillies par les collaborateurs.
Ce modèle valorise en tout cas l’intelligence humaine, sans la sacrifier à une dépendance technologique. De quoi démontrer aussi aux collaborateurs que leur développement et épanouissement professionnels ne sont pas que de vains mots !
Enfin, et c’est peut-être là le bénéfice le plus évident et relayé de l’IA, le fait que cette technologie libère les managers de certaines tâches routinières à faible valeur ajoutée (suivi, reporting), pour que ces derniers se concentrent sur l’essentiel : inspirer et fédérer leurs équipes ! Automatiser le superflu réduit ainsi les risques d’échec liés à une surcharge de responsabilités mal maîtrisées, qui sont presque toujours liées à la seule gestion de l’humain.
PRINCIPE DE PETER & IA : RELEVER LE DÉFI DE LA MÉDIOCRATIE !
Le « Principe de Peter » conjugué aux effets pervers de l’IA donne forcément à réfléchir, mais aussi à agir !
Il est évidemment à mettre en perspective, car tout un chacun est un jour confronté à son propre seuil d’incompétence. Mais ce dernier n’est pas pour autant figé dans le marbre. En particulier si la personne concernée décide d’y remédier, le « Principe de Pareto » (cette fois-ci) pourrait très vite démontrer toute l’ampleur de son efficacité.
Formation, coaching, recherche personnelle, écoute et sympathie envers son équipe… à chacun de trouver ce qui marche pour lui ! Mais ce qui est certain, c’est qu’il faut à un moment donné être dans l’acceptation de la réalité, même si cette dernière peut être déplaisante… et enfin, décider d’agir ! Comme pour une thérapie en définitive…
La solution est peut-être à chercher dans le monde du sport professionnel, où certains grands coachs ont compris une dimension essentielle : accompagner un sportif à seulement compenser ses points faibles, quant au contraire il va travailler encore et encore sur ses points forts, fait souvent la différence… pour exceller !
C’est aussi ça le rôle d’un manager… Adopter cette attitude et cet état d’esprit vis-vis de ses collaborateurs. Redonner confiance et faire disparaître (tant que possible) les limites de ceux qui s’en imposent.
Pour ce faire, le manager doit donc être proactif, certes développer ses compétences techniques, mais surtout ses capacités relationnelles et émotionnelles (soft skills).
Quant aux organisations, aux directions et aux DRH, elles ne doivent plus renier certains actes simples et essentiels, mais les incarner et les ériger en grands principes qui doivent régir tout processus de mobilité ou de promotion :
- Référencer les compétences existantes et attendues / poste
- Évaluer les compétences actuelles et celles attendues / poste visé
- S’assurer des motivations réelles pour le nouveau poste (tenir un discours de vérité sur le quotidien du poste) et du sens associé
- Échanger sur les forces et faiblesses du candidat
- Proposer des parcours de formation personnalisés
- Offrir un accompagnement interne (RH, mentor, tuteur…) ou externe au besoin (coach, etc.)
- Instaurer une culture du changement, de la remise en question, du feedback, de la discussion… via des rituels
- Ne plus sacrifier les strates managériales au sein des organisations (souvent mal loties, pour preuve les nouvelles générations qui ne rêvent plus forcément de de devenir manager)
Sur l’ensemble de ces sujets, l’IA bien utilisée et bien calibrée peut évidemment aider à briser la culture de l’incompétence ou tout du moins à lever des obstacles. Mal calibrée et mal utilisée, elle peut au contraire accentuer les effets pervers du « Principe de Peter », en écartant des talents prometteurs pour des raisons injustes (données incomplètes, préjugés algorithmiques).
Sur ce point, une étude de PwC indique d’ailleurs que 62 % des professionnels redoutent que l’IA ne creuse les inégalités si elle n’est pas encadrée.[10]
L’IA face au « Principe de Peter » est donc une arme à double tranchant. D’un côté, elle menace d’un nivellement des compétences et d’une dépendance accrue, amplifiant les risques d’incompétence et de perte d’intelligence. Mais elle offre aussi des solutions : diagnostic précis, formation ciblée, hiérarchies repensées.
En ce sens, dans certaines organisations, il faudra peut-être aussi lever des résistances culturelles persistantes : certains managers perçoivent en effet l’IA comme une menace à leur autorité, fonction ou métier. Tout l’enjeu est donc d’intégrer l’IA comme un outil au service de l’humain, et non comme un substitut. Et surtout, de le faire savoir !
Le salut final réside vraisemblablement dans l’équilibre : utiliser l’IA pour prévenir le « Principe de Peter », sans lui céder le contrôle. Les organisations qui sauront conjuguer technologie et valorisation humaine transformeront ce défi en opportunité, évitant le nivellement par le bas pour viser l’excellence.
Dans un monde « capitalistique », où les transformations technologiques vont de pair avec une exigence accrue de performance… C’est un luxe dont les organisations auraient tort de se priver !
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[1] Laurence J. Peter et Raymond Hull, The Peter Principle, William Morrow & Co, 1969.
[2] Why New Managers Fail, Harvard Business Review, 2022.
[3] INSEE PREMIERE, En 2022, un adulte sur dix rencontre des difficultés à l’écrit,n° 1993, avril 2024.
[4] Ministère de l'Éducation nationale, Note d'Information n° 22.37, décembre 2022.
[5] AI in the Workplace Survey, Gartner, 2024.
[6] MIT Sloan Management Review, The Risks of Over-Reliance on AI, 2024.
[7] Deloitte, The Human Cost of Automation, 2023.
[8] McKinsey & Company, The Future of Work: How AI Can Boost Productivity, 2023.
[9] Laszlo Bock, Work Rules!, Grand Central Publishing, 2015.
[10] PwC, AI Ethics Survey, 2024.
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